Il n’est pas très répandu de voir des femmes publier des pièces de théâtre. Et s’il en est une qui arrive à le faire, bien que cela ne relève pas d’un exploit en soi, il est tout de même important de la saluer pour son initiative. Lorsque j’ai reçu dans mes mains la pièce théâtrale « L'héritage des autres », je me suis demandé ce que Ernis pouvait bien cacher derrière ce titre pour le moins énigmatique : « L'héritage des autres ». « L'héritage des autres », ben, c’est leur héritage. En quoi cela pourrait-il me concerner ? Et une question plus embarrassante s’est imposée à moi : « Et si la société me considérait comme l’héritage des autres ? » Dans ce cas, la quête de l’être, la quête de mon identité deviendrait alors un défi puisqu’on ne peut vraiment être libre, être soi, et constituer par le même fait un héritage pour les autres. Mais une analyse méliorative de la problématique de la quête de soi me fit comprendre qu’il y a un bonheur à constituer pour les générations à venir plus qu’une source de motivation, un héritage à leur léguer. Et cette dernière analyse m’a permis d’entrer dans ce livre en sympathisant très tôt avec les personnages. Ce livre en compte neuf au total : Zang le roi de Ngola, Mbita le fils du roi, Moukoko médecin de la ville de Ngola et chantre du roi, Noah le fils du médecin, Nanda et Sita les servantes du roi, Wansi et Yepga les camarades de Nanda, et enfin le griot.
De quoi s’agit-il en réalité dans « L'héritage des autres » ?
Nanda est une jeune femme brillante et belle qui travaille comme servante au palais du roi de Ngola. Ayant été abandonnée dès son enfance par ses parents qu'elle n'a pas connus, Nanda est très amère. Sita, sa collègue servante de loin son aînée, lui apporte une affection particulière dans cette cité où les domestiques sont des sous-hommes. Du soutien, Nanda en a justement besoin au moment où elle apprend qu'elle a échoué pour la nième fois au concours d'admission à l'école d'administration. Et comme si la pilule n'était pas suffisamment difficile à avaler, Wansi et Yepga lui apprennent que Mbita et Noah, deux cancres, ont réussi à ce concours auquel ils n’ont jamais été pourtant candidats. Fol amoureux de Nanda, Mbita la fait chanter en lui demandant d'accepter ses avances en échange de quoi il plaiderait en sa faveur auprès de Zang, son père, roi de Ngola. Fidèle à ses principes, Nanda l'envoie au diable. Contrairement à Mbita, Noah ne veut pas être complice de cette mesquinerie. Il essaie de raisonner son ami Mbita. Pour le convaincre, Noah convainc Mbita qu'il gagnerait le cœur de Nanda en lui rendant justice, car tous savent qu’elle mérite de réussir de à ce concours. Il propose à Mbita de se révolter contre son père. Tout comme Nanda, Mbita n'a pas connu sa mère. Il n'a de souvenir d'elle que ce que son père, le roi, a bien voulu lui raconter. De sa mère, Mbita pense qu'elle est une femme aux mœurs légères qui l'a abandonné. Mais il n'en est rien. Sita qui a servi durant toute sa vie au palais connait la vérité et la partage avec Mbita. Madame Zang n'était pas une dévergondée mais plutôt une puissante femme politique. Contrairement à son époux avare et despotique, elle militait en faveur du peuple ; elle voulait que l'éducation ne soit plus réservée seulement aux nobles. Elle fut arrêtée et mise en prison par son époux. À sa libération, son énergie décupla et son combat pour la justice et l'égalité reprit de plus belle. Elle mourut tragiquement dans un accident de voiture. En apprenant cela, Mbita en voulut à mort à son père. Il se rangea du côté de Nanda dans la lutte pour l'égalité et pour l'éducation pour tous. Leur amour fleurit. Pendant tout ce temps, le griot épie tout et tout le monde en louangeant le roi Zang. Mais à la surprise de tous, le griot n'est en fait qu'un mercenaire qui, lui aussi, a soif de vengeance. Il profitera de la tempête qui souffle au palais pour assassiner Mbita, l'unique fils du chef. En effet, le chef avait ordonné la mise à mort du fils du griot, et depuis lors il ne vivait que pour se venger. En plus de l'assassinat de Mbita, le griot avouera à Nanda que ses parents ne sont autres que Zang et Sita. Sita confiera à Nanda que le roi a abusé d’elle et l'a ensuite abandonnée. Ne pouvant élever toute seule le bébé à qui elle venait de donner naissance, elle le confia à un orphelinat. Zang et Sita demanderont pardon en vain à Nanda qui ne priera que pour l'âme de son frère-amant. Elle pardonnera néanmoins au griot.
Ce que je retiens
« L'héritage des autres », est justement ce lourd fardeau attaché par les autres, un fardeau de maux, de frasques, d’inconduite et de conneries dont ils chargent les épaules frêles d’êtres innocents. « L'héritage des autres », c’est aussi le fait d’être victime de situations qu’on n’a en rien occasionnées mais dont on doit répondre comme si on en était l’auteur. De ce livre, je retiens essentiellement que la quête de soi est une aventure perpétuelle, une aventure qui se mène au contactes des autres. La quête de soi se réalise à travers le jeu de l’altérité où l’individu s’accomplit en acceptant parfois que son moi s’abime entièrement dans le moi de l’autre pour une élévation commune et communautaire. Nanda et Mbita étaient de la même souche, mais l’ignoraient. Sita a accepté l’inacceptable pour assurer un avenir radieux à sa fille unique, fruit d’une nuit d’abus et de viol. Mbita s’est vraiment réalisé le jour où il a fait taire les bourdonnements de son moi envahissant et concupiscent pour adhérer à la lumineuse proposition de Noah. Lorsque le désir de mon moi n’épouse pas les aspirations légitimes des autres, il faut nécessairement que je le rééduque.
Félicitations à Ernis pour cette pièce théâtrale qui, au-delà de ses vues politiques, relance en quelque sorte le débat de l’altérité. Nous sommes parce que les autres sont. Et quelles que soient les laideurs et les fanges de notre histoire, notre existence n’a de sens lorsqu’elle s’ouvre à celle des autres, comme la fleur à la rosée du matin. Ce livre est beau par le message profond qu’il porte. Il l’est aussi à travers le doigté et le tact avec lesquels Ernis, l’auteure, l’a abordé. Le portait des personnages nous renvoie à nos quotidiens et à cette conclusion :
« Chacun est l’auteur de sa vie. Il dépend de lui qu’elle soit belle ou laide. En aucun cas, il ne doit accepter d’être ce que les autres veulent qu’il soit, s’il veut vraiment se réaliser. Il est des héritages trop lourds à porter. Il en est d’autre qu’on forge soi-même et qu’on transmet aux autres parce qu’on en est l’auteur »
Kelly Yemdji
Références de l'ouvrage
Ernis, L'héritage des autres, Dschang, ELite d'Afrique, 2021