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Deux mondes séparés par l’immense océan Atlantique. Deux mondes qui ne se regardent pas, l’un tourné vers le Nord, l’autre fixant résolument l’Ouest. Deux mondes qui se connaissent à peine, qui s’ignorent sans doute, et qui n’en sont pas moins deux mondes nourris par la même sève brute de l’Afrique-mère depuis la nuit des temps.
Il faut avoir vécu dans l’un et l’autre de ces deux mondes, s’être plongé dans les profondeurs de leur histoire pour saisir ces liens invisibles qui font d’eux les branches distinctes du même arbre. Ces branches qui se déploient, chacune dans leur direction, s’accrochant ou rejetant, toute référence, tout lien avec le tronc commun, et portant les mêmes fruits dont le plus amer est celui de la misère. Une misère économique, sociale et politique qui se vit de part et d’autre des mers, se ramifiant indéfiniment sur l’écorce de ces pays au sous-sol débordant de richesses.
En lisant l’un après l’autre « Les villages de Dieu » œuvre de 213 pages de l’écrivaine haïtienne Emmelie Prophète, paru chez Mémoire d’Encrier en cette année 2021, et « Cave 72 », premier roman de 248 pages du jeune écrivain congolais Fann Attiki édité chez JC Lattès, on découvre, le corps et l’esprit noyés dans une grande émotion, les similitudes entre une réalité haïtienne que beaucoup et même trop connaissent à travers les médias, rumeurs, racontars, estimations, sous-estimations et surestimations, et une réalité congolaise que peu connaissent parce que camouflés ou se camouflant sous la viscosité des ors noir et vert. Dans tous les cas, les deux réalités se reconnaissent, se retrouvent, se décrivent dans cette vile chose qui s’avère la plus généreusement partagée sous le soleil : la misère.
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L’univers dans lequel vivent Cécé Célia, Gran Ma, Tonton Fredo et tous les autres personnages qui foisonnent dans « Les villages de Dieu » s’affiche dans l’esprit du lecteur comme un jumeau de celui dans lequel évoluent Verdass, Maman Nationale, Didi et tous ces autres qui se faufilent à travers mots, expressions et lignes pour s’engouffrer dans « Cave 72 ».
Ainsi, peut-on lire dans « Les Villages de Dieu » :
« La Cité de la Puissance Divine était d’abord du bruit. Des bruits qui couvraient d’autres bruits… des postes de radio dont le volume était mis à fond, chacun émettant un programme différent, des voisins qui s’insultaient, des cris d’enfants qu’on tapait… Des jeunes femmes qui priaient à longueur de journée affirmaient très sérieusement avoir été engrossées par le Saint-Esprit… » (p. 43-44)
Et, on découvre dans « Cave 72 », que dans le quartier PK,
« Le soir s’installait dans un tohu-bohu…Dj Calcio alias balle é léka moto à léka té, disc-jokey de Cave 72, jouait des chansons cultes de la rumba congolaise devenues des hymnes à l’amour. D’autres disc-jokeys lui emboîtèrent le pas. Un amalgame sonore se déclarait, un flagrant délit, un cocu, un mensonge, une gifle, une bouteille, un crâne ouvert, un saignement, maméh ! Une bagarre, un attroupement, et on ne s’entendait plus parler sans hurler. Même hurler, on ne s’entendait plus. Ainsi mourait tous les soirs le calme des terrasses. » (p. 40-41)
Chez Emmelie Prophète, la misère diffuse une odeur pestilentielle qui pénètre par tous les orifices, s’incruste dans les pores du lecteur, circule dans ses veines …l’enveloppe, l’étouffe, le fait hoqueter : une misère grave, sérieuse, étourdissante, qui ne rigole pas.
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Chez Fann Attiki, la même misère semble plus légère, presque éthérique, riante, endormante, et non moins nauséeuse, étouffante, mortelle.
Au bout de ces deux misères, il y a la violence. Aveugle, égoïste, ignorante, sanglante, sanguinolente, tueuse de tous les espoirs. « Pour rien du tout. » conclut Emmelie Prophète. « On ne sait vraiment pas de quoi il est mort » renchérit Fann Attiki comme s’il rentrait d’une excursion nocturne là-bas sur Kiskéya (Haïti) l’île mystérieuse où l’on a coutume de dire : « On ne sait pas de quelle mort est mort l’empereur. » (illusion à la mort de Jean Jacques Dessalines, qui proclama l’indépendance d’Haïti).
Et, entre ces deux paradis profanés, mon cœur se noie.
Alfoncine Nyélénga Bouya.