Il y a des périodes qui sont têtues. Elles s’incrustent en nous et n’ont aucunement la mission de se détrôner. Cela peut être une période de crise, de floraison ou simplement une période d’accalmie. Il en est ainsi de la période de la guerre. Elle n’accorde à personne le privilège de l’ignorer. De quelque manière que ce soit, nous la retrouvons tous sur notre chemin. Que ce soit par le canal du conte, du souvenir, de l’expérience ou bien de l’enseignement scolaire. Aristote Kavungu n’a jamais envisagé écrire plusieurs histoires. Il est comme beaucoup d’auteurs, l’écrivain d’un seul livre. Écrivain d’un seul livre parce que son livre c’est l’histoire de sa vie[1].
Ce roman est écrit dans un style fluide. Il est facile à lire et accessible à toute personne.
Comme beaucoup de jeunes garçons qui considèrent leur père comme le seul héros de leur vie, Emmanuel a gardé une dent contre celui qui a maltraité son père et qui, indirectement a occasionné sa mort, le laissant lui et sa sœur, orphelins, trop tôt. Il entretient certainement un secret espoir de venger ce père. Son séjour en France lui en donnera l’occasion, au moment où il s’y attend le moins.
L’histoire de ce roman tire sa source dans une période qui s’impose, celle de la guerre; celle que l’on ne peut jamais oublier, celle qui porte des atrocités et laisse des stigmates sur le cœur et dans la chair.
Aristote Kavungu raconte l’histoire d’Emmanuel, qui, très tôt prend conscience des atrocités endurés par son père ans un camp à Stanleyville. Et ces atrocités ont un responsable : Georges Boudarel. Il l’apprend au cours d’une réunion familiale interdite aux enfants. C’est parce qu’il écoute à la porte qu’il apprend ce qui est arrivé à son père.
À l'âge de quatre ans, Emmanuel entend son père raconter l’histoire de son emprisonnement à Stanleyville. Il relate l’humiliation et la maltraitance subies. Emmanuel Portera en lui pendant quelques temps la haine et la colère de cette humiliation subie par son père. Étudiant à Paris, il trouve dans une cabine téléphonique le porte-monnaie d’un certain Georges Boudarel qui ne lui est pas étranger. Il décide d’aller à sa rencontre dans un élan émotionnel situé entre la colère et l’envie de découvrir la vérité.
Chez Aristote Kavungu, ici, l’écriture devient comme un lieu de rencontre avec non seulement la colère, mais aussi la possibilité d’espérer. Le lieu de la conviction en quelque sorte. Il est comme son père et les autres prisonniers embarqués dans la douleur, la colère et le souvenir. Cela lui donne dès lors, en tant qu’écrivain, la légitimité du Logos. Écrire devient dès lors dire et dénoncer.
Emmanuel, le personnage principal est conscient qu’en tant qu’"être" de l’histoire et "être" dans l’histoire, il doit inéluctablement s’introduire et insérer dans sa vie une mission de réparation. Ainsi, lorsqu’il tombe sur le portefeuille de Georges Boudarel, il y voit une occasion tout d’abord de se venger, mais de aussi réparer. La réparation est sous-entendue parce qu’elle est inscrite de manière inconsciente en lui. C’est alors qu’il va à la recherche de Boudarel qui, noirci par l’histoire, ne veut pas rencontrer trop de gens. Rencontrer Emmanuel est une nécessité parce qu’il est question de sa survie sociale.
Dans sa causerie avec Boudarel, Emmanuel se rend compte que même lorsqu’un homme rêve de marquer son époque, il ne communie pas forcément avec l’histoire de son époque, de manière positive. Boudarel se bat, cherche à se justifier pour qu’au moins cet inconnu ne le juge point. Perte de temps car son nom est déjà inscrit dans le livre des bourreaux et des tortionnaires, un peu comme le führer.
Cette rencontre ravive des souvenirs chez Emmanuel. Il pense à son père parti trop tôt, mais aussi aux galères vécues par ce dernier au camp de Stanleyville. Il s’interroge de la double nature méchante de l’homme et ne comprend pas qu’en tant qu’image de Dieu l’homme soit encore capable d’offenser cette même image. C’est aussi l’occasion pour lui de remercier ce père qui lui a tout donné et de le vénérer pour sa résilience.
En insérant les principes du respect des droits humains dans son roman, Kavungu y introduit une éthique à la fois politique et humaine : le refus de tout ce qui nuit à la vie, au vivre ensemble et à l’épanouissement de la personne humaine. Il veut, en outre, contrecarrer le désir effréné que peut ressentir tout être humain à devenir bourreau par l’usage de la violence qu’elle soit légitime ou pas. Dans ce roman que je considère comme l’hommage d’un fils à son père, Kavungu en appelle donc à une valorisation de l’histoire et au respect de la personne humaine peu importe sa situation ou sa position sociale.
Mon père, Boudarel et moi reprend et développe les thèmes de l’humanité, de la guerre, de l’éthique, de la restauration psychologique… Il réaffirme contre la déliquescence de l’histoire, le caractère fondamental de l’être humain et de sa vie.
Seul le présent, le chagrin et le combat intérieur s’imposent. Emmanuel lutte contre colère et besoin de réécrire l’histoire pour restaurer l’histoire et réhabiliter son père. Le plus frappant est sans doute la manière dont il s’obstine à faire régurgiter la vérité du ventre de Boudarel.
Finalement, dans sa lettre, il plonge son père dans un éternel questionnement : pourquoi l’homme est-il méchant ?
Après avoir lu ce roman, je garde l’espoir secret que l’écrivain Aristote Kavungu demeure conscient qu’il nous reste à découvrir encore une bonne partie de l’histoire. Elle me paraît, malheureusement incomplète, et j’ai hâte d’en découvrir la suite. Et les questions restées sans réponses selon moi : Doit-on lire l’histoire simplement à partir du point de vue des victimes ? Après avoir été gracié par le gouvernement, un tortionnaire de guerre peut-il vivre en paix avec sa conscience ? Existe-t-il une vie après les violences et l’humiliation?
Je vous recommande la lecture de ce roman et peut-être d'en écrire la suite avec l'auteur
Nathasha Pemba
Référence:
Aristote Kavungu, Mon père, Boudarel et moi, Ottawa, L'interligne, 2019, 18, 95 $
[1] « Moi, je n’ai jamais écrit qu’un seul livre... je reste toujours sur les traces de ma vie. Je pense qu’il y a en moi un enfant qu’il est urgent de sauver et aussi longtemps que cet enfant ne sera pas sauvé, je vais continuer à écrire ». https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/enfin-samedi/segments/entrevue/137922/aristote-kavungu-pere-boudarel-editions-linterligne