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POUR UNE IDENTITÉ CONGOLAISE, de Christian Aymar Badinga, Docteur en philosophie

Pour une identité congolaise: les ressources d'une identité narrative

Et si le secret de l’unité et de la réconciliation nationale résidait dans la recherche d’une identité commune à tous les congolais? Cette question mérite au moins d’être posée au moment où nous nous préparons à célébrer le cinquantenaire de notre autonomie politique. Notre hypothèse serait dès lors que la mise à mal de l’unité nationale et en échec des initiatives de réconciliation, pourrait s’expliquer par l’absence d’une identité commune comme communauté historique conciliant d’une part la permanence dans le temps d’être et de demeurer congolais et le changement à travers les événements socio-politiques qui ont marqué l’histoire du pays, et d’autre part notre identité personnelle ( à la mesure de la personnalité, de l’ethnie, de la tribu ou de la région) et l’altérité qu’implique l’être-au-monde, avec les autres (autres ethnies, tribus et régions). Le modèle d’identité narrative que propose le philosophe français Paul Ricœur peut être intégrative de toutes ces composantes. Ses ressources peuvent nous aider à aborder les problèmes du peuple congolais comme communauté historique.

1. Culture, histoire et identité

Le questionnement sur l’identité doit se garder de l’illusion qu’il y aurait quelque part un lieu qui transcenderait les identités, un archétype que le philosophe aurait le devoir de révéler aux autres, lui qui est sorti de la caverne pour contempler les Idées. C’est de l’intérieur d’une histoire personnelle ou collective qu’une identité s’authentifie afin d’être reconnue par d’autres, quoique l’histoire demeure un lieu de rivalités et de luttes

C’est donc à travers une histoire et une culture- au sens de l’ensemble des aspects intellectuels, éthiques, esthétiques et spirituels développés à un moment de l’histoire par un peuple partageant le même destin- que se construit l’identité de ce peuple. Le lien entre identité et culture est en ce sens flagrant, car selon Ricœur, c’est une certaine unité de mémoire et de projet qui définit l’appartenance des hommes à une même culture et à une même identité. De sorte qu’il se trouve au cœur de leur culture et de leur identité un vouloir-vivre-ensemble «formé et conditionné par un ensemble de schèmes perceptifs et porté par les ressources et les limites d’une langue (nationale), mais toujours animé par des appréciations, des jugements de valeur, des hiérarchisations de visées». C’est ce noyau éthico-mythique qui constitue le cœur de la culture sur laquelle se fonde l’identité d’une communauté historique.

Dès lors, la recherche d’une identité congolaise doit d’abord s’attacher à retrouver ce «noyau éthico-mythique» qui constitue la culture congolaise sur la base de laquelle se construit l’identité congolaise. De fait il s’agit en effet d’éveiller le fond de mémoire et de projet qui fait notre appartenance à un même peuple: fond de mémoire constitué par les images, les symboles, les récits fondateurs qui font du Congo un groupe historique, mais souvent «oublié» et menacé par les événements et les grandes secousses qui mettent en péril l’existence ou l’avenir d’un peuple; fond éthique, car la culture est par essence dynamique. Il s’agit de nourrir un vouloir-vivre-ensemble plénier par un style de vie, évaluée en termes de visées, de fins, de valeurs. C’est sur la base d’une telle culture, à la fois mémoire et projet, tradition et innovation, que se construit l’identité d’un peuple. Conçue dans une telle dialectique culturelle entre tradition et innovation, invariabilité et créativité, une identité se dispose à la rencontre d’autres identités dans le concert de la diversité humaine.

2. L’Idem et l’Ipse

Il ne faudrait donc pas croire que le «noyau éthico-mythique» d’une culture enferme l’identité d’un peuple dans une sorte d’inertie qui résiste au changement et incline le groupe à demeurer le même à travers le temps. La distinction que fait Ricœur entre mêmeté et ipséité é<em>claire cette perspective: de fait, en français, l’adjectif «même» ne distingue pas deux significations comme le fait le latin et d’autres langues: «Même» peut vouloir dire «le même» (idem),impliquant la permanence, l’absence de changement. Mais, il peut aussi vouloir dire «soi-même» (ipse), impliquant</em> la permanence dans le changement. Si le terme identité relève de l’Idem latin, il n’exprime en réalité que l’identité numérique, l’invariabilité des choses. Il en va autrement de l’identité des personnes: celle-ci n’est pas une identité substantielle. C’est pourquoi, Ricœur use volontiers du néologisme ipséité pour dire le sens de cette identité personnelle, individuelle ou collective. Ce terme comporte à la fois une forme de stabilité dans le temps et inclut toujours cette variabilité temporelle qui est la marque de la vie personnelle (individuelle ou collective). En ce sens, l’identité personnelle consiste moins à rester le même (idem) qu’à devenir et à demeurer soi-même (ipse) selon le titre même de son ouvrage majeur: Soi-même comme un autre.

On mesure assez bien la portée existentielle d’une telle conception qui envisage l’identité personnelle non seulement sur le modèle de l’identité-idem, mais d’abord sur celui de l’identité-ipse. Nous ne attarderons pas, dans le cadre de cette réflexion, aux caractéristiques de cette identité ipse et le type de permanence qu’elle implique. Qu’il nous suffise de dire que cette réflexion sur le «demeurer soi-même» implique de prendre en considération les dimensions du temps et celle de la réflexivité. On pourrait alors se demander comment la mêmetém> et l’ipséité relèvent-elles ensemble de l’identité personnelle, et qui sommes-nous, c’est-à-dire comment nous nous identifions-nous et nous reconnaissons-nous, avec les ressources de la mêmeté et de l’ipséité?

3. L’identité narrative

Nous répondons à ces questions en faisant le récit de notre vie. Une personne, comme un peuple s’identifie soi-même par l’histoire qu’il se fait de sa vie, et dans laquelle il se reconnaît et qu’il raconterait à autrui afin d’être reconnu comme tel. Toutefois, ce récit de soi-même ne se limite pas à déployer quelques événements marquants de la vie, comme on pourrait le faire très facilement des dates importantes de l’histoire du Congo, de l’indépendance à nos jours. Encore faut-il que ce récit «refigure» notre temps, notre histoire, en faisant de notre vie aujourd’hui la résultante des histoires que nous racontons sur le Congo. Il s’agit donc d’une sorte de reprise continuelle de soi par soi qui associe la répétition (pôle de la permanence du temps) et la différenciation (pôle de la réflexivité). Ricœur explicite cette dialectique de la permanence et du changement par les modèles du caractère et de la fidélité à soi-même. En effet, les traits stables de notre personnalité ne changent guère tout au long de l’existence (identité-idem), tandis que la fidélité à soi c’est le «maintien de soi» malgré ce que Proust appelle «les vicissitudes du cœur». Cette dernière se construit par la parole tenue: la promesse, «seule manière d’assurer un peu de stabilité dans l’incertitude de l’avenir et la fragilité des affaires humaines». Cette unité paradoxale entre l’identité-idem et l’identité-ipse c’est ce que Ricoeur appelle l’identité narrative. Dès lors, l’identité personnelle est donc celle du caractère, affirmé et repérable dans tant de circonstances de la vie, et celle du maintien de soi en toutes circonstances attestées dans le récit et par le récit que l’on fait de sa vie.

  1. Les autres formes d’identité

Mais, il faut toute de suite dire que l’identité narrative ne constitue pas la forme finie de l’identité personnelle. Elle n’en constitue que le mode premier. L’identité narrative n’épuise pas l’ipséité du sujet humain. Pour que celle-ci soit complète, il convient d’adjoindre à l’identité narrativetrois autres formes d’identité, par lesquelles se découvrent et s’affermissent l’identité personnelles individuelles, mais surtout collectives. A la vérité, il n’existe pas de «narration pure». Le récit est aussi objet d’interprétation, puisque les événements racontés ne livrent pas seulement les aspects d’une identité; ils sont aussi «refigurés» dans le temps. Aussi, à la connaissance de soi, il faut adjoindre la compréhension de soi.Or, cette identité est appelée à rencontrer d’autres identités dans un processus mutuel de reconnaissance. C’est alors que l’identité interprétative, à son tour fait appel aux ressources de l’argument. Celle-ci insère l’identité dans la compréhension critique et diversifiée du monde. Dans la mesure où ce processus de la reconnaissance prend souvent la forme d’une «lutte pour la reconnaissance», l’identité argumentative consolide l’identité personnelle. Enfin, l’identité personnelle s’achève dans la reconstruction du parcours dialectique dans lequelle elle s’est formée. L’identité ne peut se borner à la répétition pure et simple des événements. Elle doit se faire continuellement innovante, rendant cette tâche toujours «inachevée»; de sorte que «tout sujet qui cesse de construire son identité en fonction des situations nouvelles se ferme les voies de la reconnaissance. Toute identité vivante est donc aussi reconstructive».

Il faut donc comprendre l’identité personnelle chez Ricoeur sous les quatres formes enchainées sus-citées (narrative, interprétative, argumentative et reconstructive). Mais, si cette notion a été élaborée par Ricoeur en pensant d’abord à l’identité individuelle, elle n’en constitue pas moins un modèle applicable aux identités collectives. C’est dans ce passage du personnel au collectif, de l’individuel au social que ressortissent les ressources d’une conception de l ’identité congolaise.

  1. La formation de l’identité collective

Un sujet, avons-nous dit, se reconnaît dans l’histoire qu’il se raconte à lui-même sur lui-même. Pour construire l’identité congolaise, Il faut donc éveiller le noyau éthico-mythique de la culture congolaise. Dans quelle expression est proclamée ce noyau afin d’être relues selon les circonstances successives de l’histoire? Car c’est ce noyau qu’il faut actualiser sans cesse, interpréter, argumenter et reconstruire dans les conditions changeantes de notre histoire. Les traditions et expressions littéraires et culturelles jouent un rôle inaliénable dans la constitution d’une telle identité collective: celle d’un peuple historique tendue entre un passé mémorial reçu en héritage et un futur ouvert et offert à l’initiative et à l’innovation. Toutefois, une insistance trop marquée sur le noyau éthico-mythique de notre identité collective risque de privilégier la dimension théorique et représentative (noétique), au détriment de la dimension pratique. En effet, un peuple affirme son identité aussi par son agir, ses pratiques morales, politiques, culturelles. C’est à partir de ses pratiques sociales déployées dans l’espace public que se comprend l’identité d’un groupe social. Dès lors, une attention aux dimensions collectives de l’action humaine dans le contexte congolais est déterminante. Un intérêt privilégié sur les formes éthiques et juridiques de l’action, le droit, la justice sociale, les institutions publiques et les pratiques sociales ne serait pas sans conséquence dans l’élaboration d’un concept d’identité congolaise. Celle-ci se construirait donc dans les liens entre les représentations collectives des congolais et leurs pratiques sociales. Selon Ricoeur, la sphères de représentations que les hommes vivant ensemble se font d’eux-mêmes et de leur place dans la société ne doit jamais être détachée des pratiques sociales en tant que composantes de l’agir en commun.( Ce qui renouvelle considérablement la science historique et la sociologie: non plus un simple appendice à l’histoire économique, sociale, politique, mais l’histoire des espaces de représentations étroitement solidaires des situations dans lesquelles elles sont activées.)

Comment s’explique ce lien? Les représentations collectives ont pour rôle de projeter un vouloir-vivre global qui constitue le «noyau éthico-politique» de l’identité. Les pratiques sociales rendent effectif ce vivre-ensemble et instaurent le lien social qui tisse l’identité collective. En ce sens, les représentations collectives sont des médiations symboliques qui contribuent puissamment à l’instauration du lien social. Cette dialectique féconde, mais fragile -puisqu’elle ne cesse de se faire et de se défaire- , entre pratiques sociales et représentations collectives mène à l’imaginaire social comme producteur permanent de l’identité collective.

  1. Pour une identité congolaise: entre idéologie et utopie

En effet, l’identité collective qui échoue sans cesse à se défaire car la genèse d’un lien social inclut la recherche d’un accord social, se refait et se reconstruit grâce à un imaginaire instituante du lien social. Chez Ricoeur, cet imaginaire prend deux formes principales, opposées à première vue: l’idéologie et l’utopie. Il se réalise dans la dialectique entre la fonction intégrative de l’idéologie et la fonction subversive de l’utopie. Il faut ici dépasser les cliché scolaires des conceptions marxiste et platonicienne de ces notions. En effet, sans idéologie et sans utopie, un groupe social en quête d’identité collective, serait dépourvu de représentation de soi, de distance à lui-même, et de projet. . Confronté au travail de mémoire (l’histoire du Congo, de l’indépendance à nos jours) et au défi du projet ( l’avenir des congolais), l’identité congolaise comme identité collective doit abriter en elle ces deux modalités de l’imaginaire instituante: l’idéologie intégratrice et l’utopie subversive. Cette dernière se donne aujourd’hui à lire dans le projet politique de l’actuel septenat: «le chemin de l’avenir». Il reste donc qu’elle corresponde à la représentation symbolique que le peuple congolais se fait de son vouloir-vivre-ensemble. Construit sur la base d’un tel imaginaire social, l’identité congolaise ainsi conçue peut être le tremplin de l’unité et de la réconciliation nationales à l’heure du cinquantenaire de l’indépendance du Congo; puisque nous sommes tous congolais.

Christian Aymar Badinga

Docteur en philosophie morale et politique

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