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Les Hommes se mangent la queue. De quoi s’agit-il ? Comment des Hommes peuvent-ils se manger une queue qu’ils semblent ne pas avoir ? De quel type de queue est-il finalement question ? Des réponses à ces questions sont disséminées dans l’univers de 149 pages que compte le dernier recueil de nouvelles de Kelly Yemdji.
La littérature camerounaise émergente saura certainement compter sur la plume de l’auteure de Le Secret de mon échec (2020). À peu près comme le Sud-Africain JM Coetzee, Kelly Yemdji innove en ce qu’elle sort des sentiers battus, s’engageant dans un univers où rien de son cursus universitaire ne semblait la préparer. On sait au Cameroun et peut-être en Afrique francophone en général, le manichéisme stérile où s’affrontent les partisans des matières dites scientifiques et ceux de celles dites littéraires. Kelly Yemdji fait mentir par son intrusion en littérature l’idée du cloisonnement étanche des sciences. En effet, elle est d’abord licenciée en mathématiques-informatique à l’Université de Dschang au Cameroun, puis licenciée en communication professionnelle pour la gouvernance locale, option stratégique, dans la même institution.
Du point de vue de la forme, le recueil est bâti sur une structure externe constante dans laquelle chacune des neuf nouvelles est annoncée par un titre. En termes de volume par chapitre, la moyenne du nombre de pages est de 15. Toutefois, il faut observer qu’alors que Midi soixante s’impose comme le chapitre le plus volumineux avec 25 pages, le plus court chapitre se trouve être le dernier du recueil, le prix du bonheur, avec ses 7 pages.
Il faut peut-être convoquer le plus long chapitre du recueil qui est en même temps le chapitre charnière entre les quatre précédents et les quatre suivants, pour certainement saisir la raison de cet agencement de chapitres dans le recueil.
Midi soixante est la position favorite de Melissa. Sa fantaisie érotique en a gardé un faible depuis son premier acte sexuel sain avec Albert (p. 81). Avant lui, il y eut César, mais aussi son propre père, un homme des plus riches de la localité. C’est d’ailleurs ce père qui lui fit « Christoph Colomb » (p. 140) et qui « à chacune de ses visites (…) lui faisait l’amour » (p. 75) en France ou elle poursuivait ses études. Midi soixante est le service que Melissa exige incessamment de son étalon acquis pour une semaine à prix d’or du bordel où il exerce. Ledit étalon c’est le jeune Tony, âgé de 28 ans et doctorant en droit, mais déjà visiblement épuisé au quatrième jour de service. Les événements se déroulent essentiellement dans la suite cossue où Melissa a posé ses valises le temps de son bref séjour à Douala en provenance de Paris. C’est de cette suite que le narrateur réussit à transpercer la barrière d’airain que sont les morphologies androïdes de ses personnages pour restituer au lecteur à l’insu de ceux-ci, chacun de leurs mobiles les plus intimes et les plus secrets. Dans l’univers francophone africain, Kelly Yemdji inaugure mutatis mutandis cette extraordinaire technique narrative déjà assez explorée par la crique littéraire chez le Sud-Africain Kabelo Sello Duiker.
On ne manque pas également, à la lecture de cette nouvelle, de s’apercevoir que l’écrivaine camerounaise, de par la stérilité de Melissa (p. 83) pour ne prendre que cet exemple, condamne l’idée des pères possessifs. Ceux-là qui en viendraient à se pendre à l’idée de donner leur fille en mariage. En contrepartie, elle suggère un modèle de la femme autonome, travaillant et veillant sans cesse à son propre épanouissement. Kelly Yemdji mise plutôt sur un modèle de femme qui prend des initiatives dans tous les secteurs d’activité et qui ne boude pas ses désirs érotiques.
Les Hommes se mangent la queue c’est le cri de la répulsion de l’homme, à l’exemple du père de Melissa converti en loup pour sa propre fille. C’est aussi le cri de dépit contre certains vices manifestés par quelques personnages. À l’instar d’Audrey à qui il vient à l’idée d’éventrer sa pouponne pour lui ôter son jeune cœur dont le grand marchand d’espoir a besoin afin de pouvoir sauver le mariage de sa cliente avec Alex (p. 47). En effet, le riche industriel Alex en a toujours eu après Audrey, incapable qu’elle serait de lui produire « une paire de couilles au milieu d’êtres castrés par leur excès de fragilité » (p. 40).
Les Hommes se mangent la queue c’est enfin un terreau de thématiques minutieusement élaborées. Sans aucune prétention à l’exhaustivité. On peut citer l’amour, l’habituation au malheur, l’éducation, l’oppression de l’Homme par la tradition masochiste, la résignation et la démission de la jeunesse face à ses responsabilités.
Malgré des coquilles rebelles qui pourraient déteindre sur le potentiel artistique dont recèle la dernière livraison de Kelly Yemdji, il est difficile d’éviter le constat du sérieux que la nouvelliste accorde à l’écriture. Dans l’ensemble, le texte fait preuve d’un travail lexical pertinent, patiemment et rigoureusement mené. Cependant, on peut se demander, sauf choix éditorial oblige, s’il n’aurait pas fallu, sinon se passer de nombreux camerounismes, du moins d’en produire un glossaire, qui faciliterait la compréhension du recueil de nouvelles selon que le potentiel lecteur soit camerounais ou pas. Tout compte fait, le tout récent livre de Kelly Yemdji est un opus dont le potentiel pour la littérature camerounaise émergente n’est plus à démontrer. Les Hommes se mangent la queue est de ce fait un livre digne d’intérêt qui mérite l’attention de tous.
Ives S. Loukson
Références
Kelly Yemdji, Les Hommes se mangent la queue (Nouvelles), Éditions Élite d’Afrique, Dschang, 2022.