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Si, après la lecture d’un livre, le lecteur ne parvient pas à faire le résumé, alors ce livre a atteint son objectif. En effet, un livre ne s’explique pas. Le contenu d’un livre ne se dit pas. Le livre est en art ce qu’est la vie dans le quotidien de l’homme. Un mystère aux allures insoupçonnables ! La littérature est une œuvre d’esprit. Il est impossible de sonder l’essence de l’esprit dans son entièreté. Autrement, plus de magie, plus de merveilles, plus de surprises, plus de sacralités qui sortent comme des éclairs et qui font le charme et la particularité des fruits d’esprit. Le livre ne se vit pas, non plus ! Le lecteur qui tient un livre dans ses mains ne lit pas, mais contemple. Et qui contemple, admire, et qui admire peut se perdre dans les nuées. Ce n’est donc pas anodin quand ils ont dit que le livre fait voyager. La contemplation élève l’âme. Et c’est là aussi, la toute-puissance de l’art. Dans l’art, l’écriture et la lecture se croisent comme le matin et le soir se joignent dans la vie réelle. L’écriture, c’est l’exposition. La lecture, c’est la contemplation. L’écrivain expose, le lecteur contemple. L’un offre comme sur l’étal ses silences, ses désirs, ses joies et ses douleurs, l’autre les admire, perce l’état appréciatif avec un œil appréciateur. Une sorte de grelin lie l’écrivain et le lecteur qui se partagent un moment intime ininterrompu. Le premier ouvre la brèche, le second ne l’interrompt point. Le matin, c’est la clameur. Le soir, c’est la vénération. Et dans cette rumeur du jour, le scribe parvient à trouver son calme pour commettre son silence, ses réflexions. Et pendant cette constellation du soir, le liseur continue ce silence. Le silence du scribe. L’écrivain et le lecteur se parlent donc bas, comme la dorade et la nymphe au fond de la mer. La puissance du livre réside alors dans le tableau (ses traits, ses dimensions et ses profondeurs) conçu par l’écrivain, et qui reste la matière à contempler pour le lecteur. En empruntant la sente de l’écrivain pour découvrir le tableau de Colorant Felix, le lecteur se rend à l’évidence que la trajectoire est dense, et l’exposition immense. Eh oui ! Colorant Felix n’est pas un livre, mais une vie quotidienne dans l’art. Résumer un pareil ouvrage reviendrait à résumer toute une vie. Et s’il est impossible de résumer tous les pans de toute une vie, il est cependant possible de se rappeler les points de mire.
Un pan du livre
Destin Akpo centre son histoire dans le village de Kpétékpa. Sous l’arbre à palabres, les anciens se réunissent pour raconter « leurs petites bêtises alcoolisées » qui ne sont pas « nécessairement alcooliques. » p.12. C’est un endroit où coule à flots « Son Excellence Sodabi-La-Santé » p.16, l’éternelle eau-de-vie. Un espace réservé aux « vieillards ayant déjà un pied dans la tombe ». Entre taquineries polissonnes et querelles volontaires à travers des anecdotes, des chants, les vieux de kpétékpa, trouvent mieux la vie au village que n’importe quel autre endroit. Ils pensent qu’il est mieux de « mourir dans le Dékpo que de perdre sa vie sur les champs de bataille. » p.15. Des histoires ne manquent pas pour agrémenter ces séances entre anciens autour de la dame-jeanne. Si ce n’est pas Ahouangan Toukposso qui narre comment il a fait disparaître Hitler avec son « Fifobo ».p14, « fait blêmir l’empereur Hiro-Awonto, fait la guerre des tranchées, chassé Mussolini qui se prélassait dans la mousse avec des femmes nubiles et débusqué Franco qui jouait sournoisement la carte de la tranquillité » p.15, c’est Emouvi-Lekosto, qui raconte comment, avec sa machette, il a asséné « un coup avec le plat de la lame sur les fesses de l’étudiant » qu’il a surpris avec sa fille, « collés l’un à l’autre, à la faveur de l’obscurité alors que la fille était supposée être au moulin. ». Akotoé ne cesse de montrer comment il « avait vomi devant sa femme pour lui témoigner qu’il n’avait plus aucune goutte d’alcool dans le ventre ». Alikpa se remémore les « obsèques de Michael Jackson à Krindjabo, dans la capitale mondiale du Atiéké et du Aloko ».p.17. Une certaine harmonie règne dans le village jusqu’au jour où le fils de Zankpiti vient leur annoncer qu’il y a un mal qui plane sur l’humanité, et qui s’appelle « Colorant Felix » ou encore « Coovi does not ». Et c’est là que commence l’exposition de l’auteur. Il crée un tableau qui flaire le conservatisme. Comme Hugo qui remet le moyen-âge sur la sellette avec une peinture gothique dans Notre-Dame de Paris, Destin peinture l’Afrique d’avant le contact avec la modernité. Une Afrique aux valeurs cardinales. Une Afrique où la nature restait un patrimoine prisé. Mais aujourd’hui, une Afrique éperdue, perdue, essorée, esseulée, ébréchée et sans repères. Colorant Felix est une comparaison entre la nature et la nature humaine. Il met le lecteur devant l’horrible terreur du monde actuel. La plupart des thématiques existentielles et actuelles sont évoquées. La guerre, l’homosexualité, les rapports de force, le planning familial, la géopolitique, la géostratégie, etc. Le lecteur reçoit comme une claque sur la tempe avant la fermeture du livre.
Le Genre dans Colorant Felix
Par ailleurs, on peut affirmer que Colorant Felix est genré. On le sait, le genre est souvent vu comme un concept venu perturber l’ataraxie de l’Afrique en général, et des milieux ruraux en particulier. Dans plusieurs pays africains, le statut de la femme, tel que conçu par les sociétés traditionnelles, est encore vivace dans les mentalités. Dans Colorant Felix, les anciens n’acceptent pas la présence féminine sous l’arbre à palabres. C’est un espace réservé aux hommes. Une image probante d’un adage de la cosmogonie fon « Soun’nou glégbénou, Yon’nou houéssi ». L’homme assure le lignage et la postérité. Il est le maitre de la maison. Il a un rôle productif, « glégbénou », c’est-à-dire qu’il doit aller dehors, au champ pour chercher la pitance quotidienne. Alors que la femme « houéssi » est l’épouse de la maison. Elle a un rôle reproductif. Elle n’a donc pas sa place dans le cercle des hommes. L’auteur met en exergue ces gestes sexistes et stéréotypés qui perdurent, ces pesanteurs socioculturelles (privation de liberté, marginalisation des femmes dans les instances décisionnelles, la contrainte à des rites traditionnels inhumains, etc.) qui sont comme des écueils à l’épanouissement de la femme. Il décrit l’Afrique telle que conçue par les ancêtres, et ses règles et normes qui font toute sa particularité. À la manière de l’universaliste Simone de Beauvoir, qui dans son atemporel manifeste Le deuxième sexe publié en 1949, un livre autobiographique à l’allure existentialiste, affirme : « On ne nait pas femme, on le devient, de même on ne nait pas homme, mais on le devient par l’ensemble du processus de socialisation familiale, scolaire et professionnelle », on voit l’auteur corriger le tir en intégrant d’abord la femme de Ahouangan Toukposso dans le cercle des hommes. Puis, d’autres femmes s’en suivent. Elles assistent aux assises des hommes sous l’arbre à palabres. Grâce à elles, les hommes vont pouvoir enfin laisser le fils de Zankpiti leur dire tout ce qu’il sait sur « Coovi does not ». On voit que les femmes ont apporté une grande contribution à la prise de conscience des hommes sur le phénomène Colorant Felix. Ce « processus de socialisation familiale » est expérimenté dans ce livre. Le résultat est considérable, et donne un sens réel à ce concept que Jeanne Bisilliat appelle « un sexe socialement construit qu’il soit féminin ou masculin. ». Toutefois, l’auteur garde un ton neutre, donnant une impression à une sorte de proposition. Colorant Felix est une parfaite illustration de cette déclaration commune des États à la conférence internationale de Beijing en 1995 : « le renforcement du pouvoir d’action des femmes et leur pleine participation sur un pied d’égalité à tous les domaines de la vie sociale, y compris aux prises de décisions ; et leur accès au pouvoir, sont des conditions essentielles à l’égalité et au développement. ». (Déclaration de Beijing, 1995).
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La Beauté du fond et de la forme de Colorant Felix
La littérature explore le beau comme la philosophie scrute le vrai. Sous la coupole de la philosophie, le mystère est éprouvé, la vérité est questionnée et la subjectivité remplace la raison. C’est la marche constante à la découverte de l’inconnu apparent. En littérature, c’est le résumé de tous les spectacles terrestres. Bientôt, l’herbe pousse et forme la plaine, le ruisseau au milieu se dessine et serpente vers l’infini, les papillons butinent de fleur en fleur, le soleil sourit à l’horizon, et tout est embrasement, et tout est rayonnement. La littérature, c’est la quête perpétuelle du baume sensationnel. Toutefois, sa marche est régie aussi par le Bien. Le Beau éblouit, le Bien questionne la pensée. C’est aussi là, toute la littérature. Colorant Felix allie bien ces deux notions. Il s’agit d’une très belle œuvre parce qu’elle est pure et profonde. Le lecteur contemple un dôme entr’ouvert qui laisse échapper une flamme de perfection. On voit toute la poésie qui est dans le Beau. L’art, le ton des personnages, le sacré comme le burlesque qui sortent de leur bouche, de leur geste, le rythme dans l’expression, leur pensée polie comme un marbre, tout est admiration. L’éternel absolu qui allie méditation et fascination s’observe dans cette chose sacrée qui est Colorant Felix. En s’absorbant de plus en plus dans le roman, le lecteur voit, comprend, songe; sa réflexion devient pitié devant certaines thématiques décortiquées. Quelque chose se passe en lui. Son esprit se penche, se redresse et se nourrit des provisions de l’infini. Ce chef-d’œuvre lui donne toutes sortes de conseils tendres et sérieux. Il se sent nouveau, doux, et son cœur devient autre. Dans ce livre, on voit le Bien qui jaillit de la Beauté. Autrement dit, la forme épouse le beau, et le fond caresse le bien. Comme l’art aime rester neutre dans toutes préoccupations d’ordre existentiel, Colorant Felix laisse à découvert toute sa neutralité par rapport aux thèmes abordés. Et c’est encore là tout le génie de l’auteur qui met sa pensée sur la sellette en la dépouillant de toute imposition et condamnation. Colorant Felix est une vue d’esprit portée sur un phénomène sérieux, et un monde en pleine décrépitude sur le plan moral et éthique.
Le style particulier dans Colorant Felix
Le phrasé dans Colorant Felix est typiquement africain. Destin Akpo reste le Amadou Kourouma de cette littérature béninoise en plein essor. Qui dit Kourouma dit liberté dans l’expression. Il se fout de la grammaire normative et n’hésite pas tout le temps à franciser son malinké. Allah n’est pas obligé reste une preuve. Une manière pour lui de rester fidèle à sa culture. La littérature après tout est toujours influencée par la culture dans laquelle elle émerge. Dans Colorant Felix, le constat n’est pas autre. L’auteur voudrait montrer au lecteur combien sa culture à lui est importante. Le sens de l’oralité s’observe dans cette œuvre. On ne parlera pas assez des panégyriques, des chansons claniques qui abondent l’œuvre.
« Panégyrique de celle qui est née avant l’aurore
Celle dont le soleil imite l’éclat
et la lune triche la beauté
Brave femme née aux temps où la science
Et la sagesse habitaient la même case que les humains,
Rosée matinale qui apaise la soif nocturne de la terre
Et redonne vie au lombric
Pré doré qui nourrit même les langues prédatrices
Écoute ton chant, écoute le chant de ton clan,
La litanie de ta race, voici ton akↄmimlan
Kiko, kiko, kiko
Gla, gla, gla, gla, gla
Aucun morceau de viande n’est trop gros
Pour une marmite de sauce,
Si le couteau ne le peut, la hache s’en charge
Le lion est sorti et la forêt renoue avec le silence
Le baobab ne craint pas la sécheresse
Le chien qui désobéit à son maître revient à la raison,
Quand il sait que la pâte de la veille peut lui échapper
La beauté de l’arbre est due moins à ses fleurs
Qu’aux oiseaux qui l’ornent de leurs divers plumages
Le métal précieux ne craint pas les cales des mains de
l’orfèvre
C’est la terre qui porte l’arbre dont la frondaison
tutoie le ciel
Le géant a beau être géant, il chie petit,
Si gros que soit l’éléphant, il ne chie pas plus gros que
sa tête
C’est l’homme qui cherche la vie,
Mais c’est la femme qui lui donne le bonheur,
Troupeau généreux qui réjouit le cœur du berger
La chèvre du pauvre ne donne pas naissance à des boucs
Souris et fais pâlir de honte le soleil,
La reine des quatre coins de l’univers
Sors dans la campagne et fais parler tes atours
Souris et l’éclat de ton sourire chassera l’obscurité de la
nuit » p.64-65
Que dire de ces adages sans nombres qui sortent avec élégance et sagesse dans la bouche du vieux Somahuhwévidotomè ! Entendez « la foudre ne tue pas le poisson dans l’eau » p.121
« C’est le chien seul qui sait ce que ses yeux ont vu la nuit pour que le jour venu, ses yeux soient remplis de croûtes. » p.42
« Les déflagrations d’une colère longtemps comprimée sont plus terribles que celles d’un fusil de chasse. ».95
« On ne chasse pas l’enfant près du feu, mais on lui interdit de s’amuser avec l’eau. Il peut se noyer facilement. Mais on ne s’occupe pas trop de lui s’il s’amuse avec le feu, car dès que le feu le brûlera, il criera et s’enfuira. » p.113
« Quand un fou prend ta chemise et détale et que tu le poursuis, on peut facilement te prendre pour un fou, toi aussi. » p.121
« Quand tu viens de voler de l’arachide, il ne sert à rien de le nier. En disant non, ton haleine te trahit. ».p121
« On ne vend pas la poule qui prend bien soin de sa couvée et qui sait protéger ses poussins des agressions des éperviers ».p.129
« On ne se met pas à l’aise dans la marmite dans laquelle l’on prépare son repas ».p.129
« Le derrière de la casserole ne craint pas les langues rouges du feu, car à la fin, c’est le feu qui échoue, puisque les fagots de bois finissent de se consumer totalement. ».p.139
« Quand on est malade et qu’on se rapproche du guérisseur, on ne doit plus craindre de sentir l’odeur de la tisane. » p.157
« La joie est comme un oiseau qui choisit la branche sur laquelle il lui plaît de se poser, sans nécessairement se demander pour quoi cette branche plutôt qu’une autre ».167
« Le champ de celui qui dit : “j’y suis” et qui y est vraiment, ne demeure pas en friche. Il est nettoyé et apprêté pour les semailles. ».p181
« L’enfant qui veut aller loin dans la vie ne se ferme pas aux paroles des ainés, fussent-elles aigres ou méchantes. Il lui faut les écouter d’abord. Il les synthétise et en tire le meilleur pour sa propre gouverne ».p.193
« Le lion qui rugit et se soumet toute la forêt ne doit jamais oublier qu’il a été lui aussi un lionceau. » p.199
« La honte du caïman, c’est aussi la honte du varan ».p199
« Le bonheur des lèvres se répand toujours dans les moustaches et les barbes. » p.199
« Ce n’est pas sur tous les endroits du corps qu’on tue le moustique avec bruit et violence. » p.207
« Les requins sont dans la mer et pourtant d’autres poissons y prospèrent. » p.221
« La torture sait que les plages sont risquées, cependant c’est là qu’elle pond ses œufs. » p. 221
L’onomastique dans Colorant Felix vient prouver à quel point l’auteur ne veut rien laisser de sa culture. « Alikpa, Dah Zèguèzougou, Akotoé, Emouvi-Lekosto, Ahouangan Toukopsso, Zankpiti, etc. Il faut dire qu’il crée une école propre à lui sur ce plan. L’apostille est usitée pour maintenir le rythme du lecteur au niveau de la compréhension des mots et des noms qui proviennent du terroir de l’auteur. La notule vient donc soutenir le xénisme. Ce qui fait du style, un enchanteur, fluide et direct. Loin de porter l’écu d’un cuistre qui n’a d’armes que le gongorisme, la baroquerie et le pathos, Destin fait preuve d’une bonhomie qui laisse couler facilement sa pensée comme l’eau du rocher. Tout est mis à la disposition du lecteur pour faire une riche lecture et s’en sortir gagnant. Destin AKPO, le Amadou Kourouma de l’actuelle littérature africaine ? Le contenu du livre, et surtout le style, permet de se faire maintes représentations dans la tête, en tant que lecteur.
La structure et impressions personnelles de Colorant Felix
Colorant Felix est un roman publié en 2021 chez les éditions Savanes du continent. Il s’étend sur 247 pages et renferme trente palabres. Les palabres qui remplacent ici les chapitres. Une autre innovation qui donne du charme à ce livre et le rend exceptionnel. Chaque palabre aborde une thématique particulière de l’actualité de ce monde. Il s’agit d’une grande réflexion sur le fonctionnement du monde. Mais ces chapitres partagent un trait commun : le Sodabi, l’eau-de-vie. Cette boisson occupe une place centrale dans le livre. C’est le point de mire autour duquel gravitent toutes les réflexions des personnages du livre. On peut bien dire que Colorant Felix est aussi une odelette à son “Excellentissime Adjago.” p.40 Le lecteur découvre dans cet ouvrage maintes choses tapies dans l’ombre. Colorant Felix n’est pas un roman. C’est la littérature tout simplement. En effet, presque tous les genres littéraires s’y trouvent : le conte, l’histoire, la poésie, le chant, le théâtre, l’essai philosophique et littéraire, le récit, la nouvelle… La littérature entière est représentée dans ce chef-d’œuvre qui est Colorant Felix. Le livre renferme tous les ingrédients nécessaires pour faire l’objet d’un mémoire de licence, d’un master ou encore d’une thèse en Lettres modernes. La littérature africaine d’expression française peut se targuer de dire qu’elle possède encore des écrivains au style complètement trempé dans la culture de l’Afrique. Colorant Felix est la preuve.
Ricardo AKPO