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Ariane Jeannette Ngabeu : Les enjeux de la modernité dans le roman Africain au féminin : Werewere Liking, Angèle Rawiri et Ken Bugul

Le dernier livre d’A.J. Ngabeu apporte certainement une contribution considérable à la critique littéraire africaine francophone aujourd’hui. À en croire le titre, l’auteure se propose de décrypter les enjeux de la modernité tels qu’ils sont mis en texte par des romancières africaines de la période post-coloniale écrivant toutes à partir de l’Afrique (29). Plus on se familiarise avec le texte, mieux on s’aperçoit que Ngabeu égrène davantage les défis liés à la captation par l’Afrique de tous les bénéfices de la modernité postulée depuis les Lumières par l’Occident. Pour paraphraser les termes de l’auteure citant Ken Bugul les enjeux de la modernité « ne représente[-nt] rien d’intéressant ». Ce sont les défis derrière les enjeux qui importent (63). Aussi, Ngabeu procède à une élégante mise en abyme dans ses Enjeux de la modernité pour alerter sur les défis de celle-ci pour l’Afrique. Ngabeu a donc raison de dévoiler entre autres figures de cette modernité, celle symbolisée par la famille de Nyango mise en scène dans Orphée d’Afrique et qui rappelle bien le concept d’évolué, très florissant pendant les indépendances africaines.

Ce sont, à la réalité, des Africains assimilés en ce sens que « farouchement : pour le développement, pour le progrès, pour la démocratie » (51) taillés par l’Occident. Ce type d’Africain moderne forme l’ensemble constitué essentiellement de « clients à l’ordre colonial » (52).  Il est difficile de pas voir l’influence du philosophe de Rue-Felix-Faure chez Ngabeu lorsqu’elle identifie par exemple la folie comme manifestation concrète de l’investissement en politique de cet assimilé. D’où l’un des mérites essentiels de l’ouvrage qui épuise la notion de folie en refusant son confinement à son acception clinique pour y figurer aussi bien la condition d’une renaissance plus salutaire. Aussi, apprend-on, « si la folie est une résultante des grandes mutations postcoloniales, elle serait en même temps, l’une des solutions qui permettent aux protagonistes d’échapper aux crises sociales » (79).

 

Dans le dernier chapitre, l’auteure se propose d’illustrer en quoi sous la plume des auteures du corpus, « les femmes africaines sont prises au piège de la vie moderne » (138). L’auteure s’appuie pour ce faire sur des éléments techniques constitutifs du discours littéraire tel le personnage, mais surtout son parcours, pour advenir à la conclusion qu’en plus d’être exposée tout le temps aux violences sexuelles, la femme doit affronter les mêmes aspérités et paradoxes de l’ère post-coloniale que son frère, père, conjoint, ou bourreau. Même si l’essai a du mal à dissimuler l’intention de son auteure à « remettre en cause la dichotomie sexiste » (137) quant à la transposition de la décrépitude des mœurs en post-colonie, l’ouvrage de Ngabeu pose la problématique de la nécessité chez la femme africaine de se constituer en protagoniste lucide de sa propre construction (169).  C’est à ce prix qu’elle pourra tirer avantage des promesses de la modernité postulées dans la culture occidentale (155). C’est dans ces conditions que les Africaines deviendront des amazones des temps modernes « qui ne sont pas sous le joug masculin » et grâce à qui « ce continent retrouvera le chemin de la Rédemption et le salut » (164).

 

On peut regretter cependant que l’essai ne trouve pas autre perspective à la modernité que celle occidentale (138). Celui-ci en reproduisant parfois souvent la verticalité en décrivant son mouvement de l’espace post-colonial urbain (136) vers la périphérie. Cette situation donne d’ailleurs un gout d’inachevé au préfacier qui ne trouve pas autres termes pour conclure son propos ainsi : « après la lecture de l’essai d’Ariane Ngabeu, on en ressort avec un sentiment d’inachevé ; le continent noir s’étant en quelque sorte arrêté à l’échangeur de la modernité » (15).

En revanche, comme Édouard Glissant, A.J. Ngabeu fait le choix, par des descriptions chirurgicales des fait et de la psychologie post-coloniaux, de s’investir à démonter le mécanisme qui maintient l’Afrique dans son image pathologique (96). Elle y mise en ayant pleine conscience qu’il s’agit-là, d’une étape préalable et décisive pour assurer l’émergence d’une Afrique post-coloniale pleinement moderne. L’auteure a donc fait le choix de démonter le mécanisme, sachant avec Glissant que démonter le mécanisme, c’est déjà combattre le discours.

 

La lecture de l’essai est agréable et la forme d’ensemble très modeste et élégante. L’idée de progrès propre au monde occidental y est remise en question de façon convaincante et sous ses différents aspects, dont l’école, le féminisme, la violence et sa folie. Bien plus, l’auteure a le mérite d’échapper aux généralisations faciles comme on en rencontre assez souvent en études littéraires sur l’Afrique, avec pour conséquence fâcheuse de donner de nouvelles vies aux préjugés archaïques bien connus. Cet autre mérite est sans doute une déformation de l’auteure contractée de son contact séré avec la lucidité de Werewere Liking ou de Ken Bugul. En définitive, l’exploitation de cet essai est fortement recommandable aux jeunes chercheur(e)s en études africaines aujourd’hui plus qu’hier, en quête de repère décisif.

 

Ives S. Loukson

Ph.D. in African Literature

University of Bayreuth

 

Références de l'ouvrage:

Ariane Jeannette Ngabeu : Les enjeux de la modernité dans le roman Africain au féminin : Werewere Liking, Angèle Rawiri et Ken Bugul, Paris, L’Harmattan, 2021.

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