Mabelle se réveille brusquement dans un hôpital, l’Hôpital du Bon Secours, entourée d’infirmiers et de médecins. Pour cause, la septuagénaire, d’une santé de plus en plus dégradée et précaire, a fait un infarctus du myocarde, le deuxième en six mois. Alors, telle une prisonnière dans le couloir de la mort, s’avançant inéluctablement vers un pilori, tête emplie de réminiscences, la narratrice repasse au peigne fin son parcours existentiel aussi tumultueux que glorieux. Des réminiscences qui nous traînent de la misère ambiante de son enfance, à la griserie de son succès inhérent au travail qu’elle a choisi : la prostitution. Ancienne Maîtresse des activités luxurieuses, expérimentée et célèbre ; Mabelle, dont les formes physiques affriolantes d’antan ont fait baver et ramper à ses pieds les hommes de toutes les flaques sociales, sans distinction aucune, n’est désormais qu’une loque humaine, loin de ses exploits de belle femme du passé. « L’Hôpital du Bon Secours » qui l’héberge s’érige vraisemblablement comme le lieu d’un caverneux recueillement ; un exutoire des souffrances et traumatismes qui ceignent son être ; une passerelle-secours espérée pour l’Au-delà, ou mieux encore un « Bon Secours » vers la délivrance et le repos éternel. C’est ainsi que le diagnostic du médecin lui parvient comme le carillonnement d’une condamnation à mort, une mort inévitablement imminente, une mort désirée par une âme profondément accablée qui souhaite vivement se libérer de ses peines et douleurs :
« Je prends conscience que je ne me relèverai pas de ce lit d’hôpital, sinon à moitié paralysée. Je n’ai plus de sensations et ne peux plus bouger mon bras et ma jambe droits. Si je survis à cela, mon existence va devenir un enfer : je vais être entièrement dépendante des autres. Il va falloir qu’on s’occupe de moi à plein temps comme d’un bébé ; me laver, me langer, me donner à boire et à manger. C’est plus que je ne puis supporter ! J’adresse une prière à Dieu, afin qu’il épargne à mon entourage cette lourde peine, et à moi cette humiliation. […] Je suis usée, fatiguée de vivre. Je voudrais partir, mourir, m’en aller avant de voir le dégoût, l’exaspération, la colère dans les yeux de ceux que j’aime. […] Oui, je voudrais enfin me libérer de cette enveloppe corporelle qui était un atout hier, mais qui, l’âge avançant, est devenue un puits de souffrances, un boulet à mes pieds, de plus en plus lourd à traîner. Oui, partir, me reposer, puisque le temps est venu pour moi de quitter ce monde. Il y aura du chagrin, mais le temps qui passe pansera les blessures, et la vie continuera pour ceux qui restent. » (Pp. 17-18)
En effet, le roman de Caroline Meva, Les Supplices de la chair, publié aux Éditions Le Lys Bleu en 2019 — après Les Exilés de Douma parus en trois tomes aux Éditions L’Harmattan : Les Sentiers de l’Exode (2006), Ombres et Lumière sur la Forêt (2007), Tempête sur la Forêt (2014) — se dresse clairement comme le péan d’une rétrospection existentielle, au crépuscule d’une vie tourmentée, entichée de souvenirs mâtinés de malheur et de bonheur, d’espoir et de désespoir, de gloire et de déboires, d’illusions et de désillusions. Tout au long de son acte scriptural, Meva nous balade sans lésiner dans les ruelles les plus sombres, enclavées et non moins sordides de la prostitution ; « cet univers fermé, avec ses codes et ses usages, qui suscite la peur ou le mépris des âmes bien pensantes. » (p. 138) Laquelle se présente comme l’arme de combat d’une femme guidée, éclairée par un besoin criant de s’affranchir, et une volonté manifeste de s’affirmer pour chanter avec allégresse l’hymne de sa liberté, l’hymne de la liberté de ses congénères, l’hymne de la liberté des femmes opprimées.
Par l’intermédiaire de sa narratrice-protagoniste, la romancière camerounaise peint sur un fond blanc la fresque de supplices qui affublent sans mansuétude la chair féminine de manière globale, et particulièrement celle de la jeune fille africaine d’une certaine époque peu ou prou révolue. Même si les mentalités s’arriment progressivement à la modernité, il faudrait reconnaître que certaines sociétés ceintes d’un conservatisme vigoureux restent claustrées dans des pratiques anciennes à forte obédience traditionaliste et religieuse ; frayant ainsi un chemin non moins honorable à la vassalisation de l’être féminin. L’interdiction de scolarisation ou tout au plus sa restriction au niveau primaire, l’obligation d’évoluer dans une école ménagère afin de s’humecter des mœurs religieuses et conjugales dans le seul but d’assouvir plus tard les caprices d’un mari parfois oublieux et insoucieux, les violences répétées d’un géniteur ivrogne et irresponsable, ensuite d’un époux sans scrupule, sans omettre des viols sexuels perpétrés ci et là par quelques esprits pervers (le cas du viol incestueux de la narratrice, à 12 ans, par son cousin Mani, pp. 30-31) ; sont autant d’entraves à l’épanouissement de la jeune fille, et partant de la femme. Face à tout cela, il est question de faire un choix crucial ; soit de supporter tous ces sévices la mort dans l’âme, soit de se révolter et suivre uniquement la voix/voie propice à son épanouissement, même si pour certains elle frise l’indécence et embrume les frontières de la dignité. Mabelle a opté pour la prostitution afin de sortir sa famille et elle-même de la misère : « j’ai commencé ma vie de prostituée à Nkanè, un quartier mal famé de Yaoundé, la capitale du pays, où j’ai vendu mes charmes aux plus petits, aux plus humbles et aux démunis. La majeure partie de mon parcours a été conditionnée par la rage de réussir, de sortir définitivement de la misère, cette chose avilissante et déshumanisante dont j’ai cruellement souffert au cours des premières années de mon existence. » (p.14)
La prostitution est donc malgré tout un métier. Mais bien plus qu’un métier, elle est un moyen de lutte contre l’oppression masculine et une aubaine de vengeance de la félonie des hommes d’une part ; d’autre part, un moyen d’accession à une liberté confisquée jadis par le sexe d’en face. En fait, l’accès à la liberté est parsemé d’embûches. Il est question de le déblayer pour voir luire à l’horizon les prémices d’une vie dégarnie de prohibitions ; le cas de la scolarisation notamment, qui s’apparente au fil d’Ariane de la réussite féminine. Autrement dit, la scolarisation est la pierre angulaire de la liberté de la femme, capable de dessécher ses yeux larmoyants de détresse et d’interminables frustrations. Elle lui ouvre les portes du travail et peut lui permettre de gravir les hautes marches d’une société essentiellement phallocratique. C’est de ce trot qu’elle arrive et arrivera à se mettre à l’abri des intempéries causées par le « sexe dur ». Mabelle ne manque pas de le rappeler à ses sœurs, qui n’ont pour seule issue de survie le mariage : « La véritable solution qui libérera les femmes c’est d’abord leur éducation, ensuite leur émancipation par le travail. Qu’elles apprennent à se prendre charge au lieu de demeurer d’éternelles assistées. Le travail de la femme est un mal nécessaire à travers lequel elle pourra, elle et ses enfants, se mettre à l’abri de l’égoïsme des hommes. » (p.99)
Outre, le fait littéraire de Meva dépeint un environnement subversif où la femme tient les ficelles du pouvoir. Elle ne lésine pas à multiplier des conquêtes amoureuses et ne s’empêche d’avoir en toute liberté de nombreux partenaires sexuels. Elle est libre de ses choix. Son corps lui appartient exclusivement ! La romancière nous expose un microcosme, la prostitution, où la femme est « roi » et règne en « maître absolu » dans son royaume, avec à ses pieds des sujets, les hommes, à la quête des plaisirs sexuels qui leur sont délibérément octroyés à prix d’or : « Mes services de dominatrice étaient réservés à une petite élite, car la facture était salée […] J’avais quatre clients qui venaient généralement une fois par mois, chacun : le Directeur financier d’une société multinationale, un ambassadeur d’un grand pays ami, un haut cadre de l’armée locale et une élite politico-administrative très haut placée. » (p.153) La femme apparaît donc clairement, ici, comme le « sexe fort » ; qui parvient à faire descendre de leurs piédestaux même les hommes les plus influents de la société. Cet aspect devient plus ostensible lorsque Mabelle décide d’aller en Europe dans le but d’apprendre une autre branche de son travail, celle de Dominatrice et Maîtresse des plaisirs sadomasochistes dont la tâche est d’exercer quelque torture sur ses potentiels clients pour leur procurer du plaisir. Ce qui présente finalement la prostitution comme un biais de domination dont se sert la femme pour tenir sous le joug son bourreau de toujours : « Après pratiquement trois mois de formation intense, je rentrai au pays, nantie de ma nouvelle expérience, ayant entre mes mains un nouveau et exaltant pouvoir ; celui de fouler à mes pieds la gent masculine, pour son plaisir, et aussi pour le mien. » (p. 151)
Par ailleurs, « l’intertextualité est la perception par le lecteur de rapports entre une œuvre et d’autres, qui l’ont précédée ou suivie. Ces autres œuvres constituent l’intertexte de la première. » (Michaël Riffaterre, « La Trace de l’intertexte », La Pensée, n° 215, octobre 1980). Partant de cette acception, nous percevons justement que le fait littéraire de Meva est un palimpseste sur lequel se lisent en filigrane plusieurs autres textes de la littérature francophone. Depuis quelques décennies, le questionnement autour de la revalorisation de la condition de l’être féminin et la mise sur pied de plusieurs stratagèmes d’expression de sa liberté n’a cessé d’écumer les pages du roman africain francophone notamment. Plusieurs écrivaines en ont fait le point d’orgue de leur écriture et la raison principale de leur combat permanent ; Ken Bugul (Le Baobab fou, Nouvelles Éditions Africaines, 1983), Calixthe Beyala (Amours sauvages, Albin Michel, 1999), Christelle Ndongo (L’Insoumise, L’Harmattan, 2016, dont la trame est fortement contiguë à celle du texte de Meva), Meryem Alaoui (La Vérité sort de la bouche du cheval, Gallimard, 2018), et la liste est loin d’être exhaustive. Par extension, plusieurs autres histoires, plusieurs autres vies, se reflètent sans doute à travers ce fait littéraire. Les déceptions amoureuses, les viols et autres souffrances que subit la protagoniste avant de sombrer dans la prostitution sont légions. Des histoires comme la sienne sont fréquentes dans nos sociétés.
Subséquemment, dans ces romans cités en sus, il est évident de voir le lien qui est assez frappant ; ils ont tous des protagonistes féminins qui deviennent prostitués pour des raisons aussi multiples que diverses. La thématique de la prostitution est donc ancrée dans le roman africain francophone féminin depuis environ quatre décennies. Cela dévoile l’intérêt de l’acte d’écriture de la romancière camerounaise, qui se dresse à juste titre comme la continuité d’un combat dont la fin semble lointaine. Meva fait ainsi partie intégrante de ces écrivaines, qu’Odile Cazenave range dans la bourriche de « Femmes rebelles » (Femmes rebelles. Naissance d’un nouveau roman africain au féminin, L’Harmattan, 1996). Il s’agit des « guerrières de la plume », remarquables à l’aune de la virulence de leurs revendications, qui mettent en scène des héroïnes dissidentes multipliant continûment des mécanismes de rébellion, d’autonomisation et d’émancipation. Et ce, avec pour détermination d’accéder à une liberté embrigadée dans la tourmente des tabous et interdictions dont elles veulent se débarrasser pour s’adjuger une existence plus rayonnante.
Bien plus, l’un des appâts de ce roman est sans doute son style ragoûtant. L’écriture de Caroline Meva est assez libre et hardie. Au-delà de son intrigue que nous avons trouvé agréablement construite, ce roman est captivant et plaisant à lire de bout en bout. Son style est grivois, mais cette grivoiserie baigne dans une subtilité remarquablement policée qui ne verse pas dans la muflerie. Certains passages susceptibles d’être obscènes sont de temps à autre voilés, ou tout au plus sont décrits sans exagération ; une manière propre à l’auteure de déployer sans esclandre « Une si longue lettre » des problèmes liés au mal-être de la gent féminine. Son écriture est donc moulée dans un euphémisme savamment taillé à la mesure de sa revendication expressive certes, mais non extrémiste ; ce qui la distancie de ce fait de certains de ses pairs dont le style paraît beaucoup plus incisif ; le cas de Calixthe Beyala, Leïla Slimani (Dans le jardin de l’ogre, Gallimard, 2014) entre autres.
En fin de compte, le roman Les Supplices de la chair est un cri de cœur d’une âme en détresse, à l’image de plusieurs autres inaudibles, mais non moins certains. Il est une occasion pour Caroline Meva d’exposer au grand jour les tourments des femmes parfois muettes et sans courage, qui se résignent dans l’ombre sur leur sort revêche. La prostitution est l’expression de la liberté sexuelle de la femme, et partant « un mécanisme de rébellion » (Odile Cazenave) qui lui permet de savourer gloutonnement son délice-liberté qu’elle recherche tant. Toutefois, ce moyen de revendication, bien qu’efficace, serait-il le plus judicieux permettant à la femme de toucher les pinacles du bonheur escompté ? Même si tel est le cas, son choix ne semblerait pas indemne de regrets ni de remords, si on s’en tient à ce propos de Mabelle au soir de sa vie : « J’ai grimpé un à un les échelons du plus vieux métier du monde, bâti ma fortune pierre par pierre avec le fruit de mes ébats. Mais cette ascension s’est faite au détriment de ma dignité, par le sacrifice de ma chair et de mon sang, que j’ai livrés jusqu’à la nausée aux plus offrants, tous âges, toutes conditions, toutes morphologies confondus. J’ai accumulé des biens matériels, mais j’ai compris plus tard, que ceux-ci pouvaient donner le pouvoir, mener à la gloire, mais qu’à eux seuls ils ne suffisaient pas au bonheur. » (p.15)
Boris Noah
Université de Yaoundé I
boris.noah52@gmail.com
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