
Z, son père, ses camarades, ses sœurs, ses ancêtres. Tels sont les personnages principaux du grand roman d’Ysiaka Anam. Il est essentiel de distinguer ici beau et grand car si le roman est beau, il est avant tout grand, parce que malgré son petit format, il est dense et très pertinent. C’est donc dans sa densité que se situe sa grandeur.
Z ici c’est la narratrice, celle qui parle de ce qu’elle a vécu et ce qu’elle vit encore sur ses origines et son rapport à autrui. Elle touche aussi la question ambivalente du complexe des origines.
Et ma langue se mit à danser explore plusieurs thèmes : l’identité, les origines, la race, la femme, la place du père en Occident, la famille, les rencontres, mais aussi et c’est ce qui me semble essentiel, le désir d’émerger par l’invention de soi. C’est ce désir d’avancer qui fait de ce roman, à mes yeux, une œuvre positive et non contestataire simplement. D’ailleurs la posture de l’œuvre n’est pas dans la revendication; elle est dans le regret certes, mais elle manifeste la volonté d'avancer de la part de la narratrice :
Aujourd’hui, je ne sais pas encore faire une pièce unique où tout tiendrait parfaitement ensemble. Mais j’apprends à rassembler mes fragments. Je les recouds ensemble, avec mes doigts toujours aussi maladroits. Ceux-là je les regarde maintenant avec beaucoup de bienveillance : je sais par où ils sont passés.
La vie peut retrouver un ordre : j’ai repêché les lettres de mon alphabet
L’histoire se déroule entre la France et un pays d’Afrique de l’Ouest que la narratrice choisit de taire. Elle, c’est Z, cette fille noire dont les parents ont choisi un jour d’immigrer en France. C’est à l’âge de cinq ans qu’elle quitte le pays. Elle y revient deux fois, mais ne sent pas particulièrement attachée à cette terre. Elle se sent presque perdue parce que si elle a du mal à se sentir française parmi les petites blanches, elle a du mal à se reconnaître dans ce pays. Quand elle est enfant, elle veut s’exclure de la société. Ses parents ne communiquent ni sur l’origine, ni sur l’exil ni sur le nouveau lieu de vie. Elle finit par vivre une honte dans sa relation avec sa langue, car à force de ne pas exercer cette langue d’origine, elle sent qu’elle la perd peu à peu. Elle l’illustre au moyen des contes qu’elle raconte. Pour réveiller la conscience et faire renaitre l’espoir. Le premier conte parle d’une mère qui va à la recherche de la langue de son enfant. Le deuxième c’est cette fille à la recherche de la langue de son père, et le troisième ce sont deux personnes, un homme et un enfant, qui marchent vers l’inconnu et qui ne communiquent pas mais qui vivent des expériences insolites. La narratrice place les langues dans les forêts, derrière les rochers comme pour montrer qu’elles n’ont pas disparu ; mais que l’histoire les a cachées et que si on ne fournit pas quelques efforts, elles risquent de se perdre définitivement.
Un jour à l’école, une enfant lui a dit » : « Tu ne peux pas jouer avec nous parce que t’es noire ». Cette phrase qui a continué à résonner en Elle a contribué à la rendre malheureuse, à vivre une misère personnelle puisqu’en famille, le silence est tel qu’elle ne voit pas comment en parler.
Prise en tenaille entre le monde dans lequel elle vit et ses origines, Z choisit la solitude.
De même qu’elle a été dépouillée par l’immigration de sa langue, de même Z se sent en quelque sorte dépouillée par le regard d’autrui. Elle veut se définir elle-même, mais elle ne s’en sort pas. Entre les Noirs et les Blancs, elle a besoin de se créer une place. Même si elle s’éloigne du monde, elle sait que ce n’est que grâce à l’altérité qu’elle peut se prendre en charge. Le retour sur soi par la solitude est donc une sorte de thérapie.
Z raconte le silence de son père qui après avoir perdu son travail a perdu aussi la parole et la puissance. Il vit désormais dans un silence que nul ne comprend en famille. Il y a aussi l’attitude de la mère qui se résigne à tout accepter comme une fatalité. En un mot la vie familiale ne semble pas propice pour aider Z à vivre pleinement sa vocation humaine puisqu’elle finit par faire comme ses parents : se taire.
Si le titre du livre de Ysiaka Anam semble se limiter à la langue, ce roman, selon moi, est avant tout une dénonciation des nombreux silences qui s’installent parfois dans la vie des Immigrés. Le complexe de l’origine, le manque de communication entre parents et leur progéniture, l’enfumage de l’histoire des origines, les fausses idées véhiculées, le refus de l’intégration alors qu’on a choisi d’immigrer…

Alors que je préparais la critique de ce roman, un jour dans le bus, Un groupe d'ados est entré dans le bus. Ils n'avaient pas l'air d'avoir de quoi payer leur transport. Ils ont passé environ cinq minutes à parlementer avec le conducteur. Finalement ils ont pu s'assoir. Ils faisaient tellement de bruit que je m'apprêtais à dire au chauffeur de les calmer un peu. J'ai entendu l'un d'entre eux questionner son ami noir « En dehors du français quelle langue parles-tu? ». Le jeune garçon a hésité avant de dire « Le congolais ». Ce qui n'a pas de sens en réalité. Puis l'autre a continué : « Mais comment se fait-il que tu parles le français ?... est-ce ta langue ? ». Sa réponse toute timide: « Nous avons aussi de la famille en France ».
Cet épisode m'a fait penser à Et ma langue se mit à danser. Un livre qui, selon moi, est une succession de hontes dont se sent envahie la narratrice: honte d'être noire, honte de ne pas bien connaitre sa langue d'origine, honte d’oser... Mais un roman sur l'invention de soi, puisque cette honte finit par devenir un tremplin pour une certaine prise de conscience. C'est pourquoi je considère que ce roman est aussi un appel aux parents qui doivent fournir des efforts pour apprendre non seulement les langues d'origine aux enfants, mais aussi pour leur apprendre l'histoire, parce qu'à partir de la colonisation, nous sommes devenus francophones, et donc on peut bien ne connaître que le français surtout si l'influence du milieu y joue un rôle, mais qu'on n'a pas à rougir de cela... le français c'est notre langue... nous autres francophones. Et on n'est pas obligé d'avoir de la famille en France pour parler le français, puisque toutes nos études depuis la maternelle se font en français... la colonisation fait partie de notre histoire; sans l'exalter, nous devons apprendre à faire avec, parler cette langue sans nous renier… décider si l’on veut, d’apprendre d’autres langues.
L’immigration voulue ou non qui dépouille, dénude, écorche et déclasse, force l’immigré à repenser sa place dans son nouveau lieu de vie. Dans certains cas, il se voit presque contraint à accepter ce que la terre d’accueil lui impose. C’est le cas du père de Z. C’est parfois le prix à payer lorsque l’on décide de partir. Le père pense parfois que son silence est un salut pour ses enfants. C’est ainsi que pour ne pas déranger la nouvelle vie, il se gomme lui-même de la vie des siens et de la sienne. Or le fait de s’ôter ainsi fragmente le lien familial qui aura forcément des retombées sur la vie sociale de sa famille.
Dans la tradition africaine où l’homme est quasiment considéré comme l'Omnipotent et l'Omniscient, s’extraire ainsi de sa vie de famille est l’une des plus grandes douleurs qui touche parfois son orgueil de mâle, de mari et de père. Personne ne peut s’imaginer alors ce qui se passe dans son cœur. Cette exclusion peut être apparentée à une diminution de soi. C’est alors que la fin du roman d’Ysiaka me paraît essentielle : changer de monde c’est parfois consentir d’épouser la culture du nouveau monde sans toutefois renier la sienne, puisque l’être humain est un ensemble de possibilités. Il est donc nécessaire d’accepter sa nouvelle condition et de se créer sa place et pour trouver cette place, se réinventer pour se trouver. En somme, il faut se battre.
Quand on lit un tel roman, on se dit qu’on aurait voulu que l’auteur développe un peu plus ses idées, qu’elle entre dans les détails ou qu’il soit un peu plus volumineux. Pourtant, Ce qui fait, l’originalité de Et ma langue se mit à danser, c’est son intensité dans la peinture de certains visages comme celle du père ou encore de cet ami haïtien qui vit le complexe des origines, mais qui est dans une posture toute particulière, rancunière et victimaire. Il y a aussi les immixtions des membres de la famille qui m’a paru nécessaire. Il y a aussi le style particulier qui fait que ce roman soit à la charnière de plusieurs genres.
Je le recommande vivement et remercie les Éditions La cheminante pour la collaboration.
Nathasha Pemba.
Référence,
Ysiaka Anam, Et ma langue se mit à danser, Ciboure, La Cheminante, 2017.