
Je vais vous raconter l’histoire d’un homme qui mange. Mais avant ça, laissez - moi vous raconter mon réveil et lever un pan du pagne sur ma vie ici.
Il est quatorze heures. Le soleil s’acharne à être à la hauteur de sa réputation. Le vivant comme l’inerte suffoque, s’étouffe, chauffe, brûle, sue et s’assèche.
Je suis devant ma fenêtre. Je me lève à peine et profite de la réverbération du soleil sur le sable. D’une oreille distraite, j’écoute l’émission quotidienne que diffuse la radio nationale. Émission sur des tranches de vie. Elle est l’œil indiscret sur notre société. J’aime entrer dans les vies de ces gens comme moi, ces pauvres destins échoués, ces lapsus de la destinée, ces sans - intérêts. Grâce à ce journaliste depuis plus de dix ans, les modestes gens ont dix minutes de gloire. Aujourd’hui, l’émission se termine sur l’histoire d’un homme à qui la femme a proposé de faire ménage à trois avec son amant. Elle, le pauvre mari cocufié et l’amant insolent. Onong ! Afrique maudite ! Nos ancêtres vont mourir une seconde fois de là où ils se trouvent. Et surtout n’allez pas me parler de vos histoires de royauté matrilinéaire et de ces reines qui avaient des arènes remplies d’hommes. Pas de sottises dans ma parcelle, dans ma maison, ni dans mon poste radio.
J’ai failli balancer ce poste radio pourri contre le mur. De toutes les façons, ceux qui témoignent et le journaliste ne sont que des affabulateurs qui gagnent leur pain en déblatérant des boniments. Boniments d’arracheurs de dents, boniments de sorciers de la forêt équatoriale.
J’habite ce neuf mètres carrés depuis le lancement de « Bo yoka makambo » (en français : Écoutez donc ça !). C’est le titre de l’émission. La peinture vert bouteille a désormais des traces noires de mains d’adultes et d’enfants, de suie souvenir de début d’incendie, de gras de beignets et de sauces graines, de rouge de feutres, de stick à lèvres de ma femme et de maîtresses ramenées en catimini, de marron mal nettoyé d’excréments de mon enfant et de son père un lendemain de cuite sévère …
Je n’ai jamais rafraîchi les murs. Je pensais rester six mois ici, dans ce célibatorium, du nom qu’on donne aux enfilades de studios en location dans une cour commune. Généralement occupées par des célibataires.
Je n’ai pas toujours été aussi oisif. J’ai même travaillé à l’époque quatorze mois de suite dans la société qui produisait l’eau minérale. Mais après le scandale d’empoisonnement aux produits chimiques, elle a dû fermer. Je ne sais pas comment je fais pour passer les saisons depuis tout ce temps sans avoir une vie réellement stable. Mouf ! j’ai fait mienne l’expression : une vie de bâton de chaise. Je bringuebale sous le poids de ce gros postérieur qu’est la vie d’un homme.
Désormais couché à pas d’heure et levée à 14h pour écouter « Bo yoka Makambo », et ensuite rendre une visite à Mama Odemba. Tout le monde l’appelle par son prénom Ma’ Eugénie. Mais son restaurant s’appelle Odemba. Et moi je l’associe à ce lieu.
Chez Ma’ Eugénie, il fait bon vivre. J’y suis accueilli comme si j’étais chez un parent proche. C’est un joli restaurant. Pas vos trucs de la ville climatisée insipide. Vos trucs où vous n’allez que pour discuter et faire les beaux et non pour honorer les plats.
Non ! c’est un restaurant typique de chez nous. Un lieu pittoresque. Les casiers de bières y tiennent lieu de sièges. Les tables en bois y sont parfois recouvertes de nappes aux motifs vichy. Nous sommes en plein air ou alors entourés de tôles ondulées. Ma’ Eugénie n’est jamais loin. Toujours près de ses braseros, à ajouter un condiment, à goûter la sauce brûlante. Plusieurs énormes marmites couvent le secret culinaire de cette ceinture noire du domptage des arômes.
Quand j’arrive au restaurant Odemba, ma cuite de la veille est bien passée par là parce j’ai une faim d’un voleur qui sort de garde à vue. Dans ma vie, je passe d’une ivresse à une autre. De celle de la bouteille, à celle de l’entrecuisse pour finir à celle de l’assiette. Ma vie est si mal fichue qu’il me faut le miroir déformant de l’ivresse pour la traverser sans penser au suicide. Ekié ! vous êtes choqués pour si peu ? Parlez aux putes de l’avenue Waka - Wewa, elles vous en diront autant.
A quatorze heures trente, je cherche l’ébriété. L’ivresse du repu. Sous ses actes, on glorifie l’acte de manger. Apprécier l’instant et enfin terrasser la faim. Mais toujours apprécier cet instant.
Manger pour célébrer la vie. L’arrivée du repas est une victoire sur nos maudites vies. Vie de nègre. Au sens le plus poisseux du terme. Loin de vos étymologies fallacieuses. Ici nègre, c’est nègre de misère. Nègre de trou du cul du monde. Nègre de dépotoir des rêves déchus. Nègre de galère en fond de cale depuis des siècles. Nègre d’impasse des existences sans perspectives. Nègre d’une boussole qui s’entête sur le seul point cardinal : la déchéance.
Donc laissez - moi manger. Célébrer le Ndolè sucré. Célébrer le saka - saka mielleux. Célébrer le tiep sirupeux. Aucun plan de redressement du FMI ne viendra contrôler la sauce de mon mafé. Aucun président français ne taxera ma façon de déglutir bruyamment, d’empester la friture , de baver sur mon plat de Bongo Tchobi.
Bref. Entendons nous bien, j’insiste, je parle du plaisir du pauvre. Loin des couverts et des mets copieux. Les conseillers du président, encore moins les directeurs de sociétés, ni le patron de ma femme ne savent manger. Vous comprenez ils mangent avec apprêt, à la manière des gens qui mangent avant que les ventres ne gargouillent. Huit couverts sur la table. Quatre verres. Assiettes disposées en enfilade. Mais ils viennent manger où à un colloque sur la faïence de Limoges et l’argenterie de Versailles? Ces complexés du repas ! Aka laisse - nous ça ! Une assiette, un verre et un contexte pour manger. Voilà tout ce dont j’ai besoin. Rajoutez - y une marmelade de piment fermenté et une bière bien tiède.
On mange comme on fait l’amour. Ces hommes ont des femmes pour leur argent. Parce que dans le pantalon c’est comme sur la table. Trop compliqué. Trop de façon façon!
Dans ma vie actuelle le plus important est le rituel de 14H chez « Ma' Eugenie ».
Nous sommes de nombreux hommes à braver la poussière pour aller chez « Ma' Eugénie ».
Oh seigneur ! Ivresse du sot – l'y - laisse, coma gustatif à cause de la croupe de dindon. Amen !
Je vous disais c’est l’histoire d’un homme qui mange avant tout. Alors : Action !
Gros plan sur moi. Sur mon séant, mon embonpoint résout le problème d’inconfort sur ce casier de bière en plastique rouge. Un vieux casier Coca - Cola qui a connu toutes les morphologies du quartier. Le foufou est servi. Féculent à déglutir sans modération. Il se modèle dans la paume de la main. D’un geste fier et rythmé. Presque instinctivement, on porte un morceau de foufou avec le pouce, l’index et l’annulaire avant de le poser au bord de la langue qui vient cueillir la pâte au bout de la lèvre inférieure. Tout est rythme. Le geste est cadencé. Comme la cloche du chien de Pavlov, ce premier geste déclenche des réactions dans la bouche. La salive est là. Elle a compris. Elle s’invite au rythme de l’Odemba. Elle sait que la viande arrive.
Le plat de viande en sauce est servi. Un gibier qui a un goût fort. Des tripes ? Des gésiers ? Peu importe ! Ma’ Eugénie fait ça bien ! Elle m’a mélangé des restes de différentes viandes dans un même plat en sauce. Je plonge le foufou dans la sauce. Non pas au fond de la sauce. Je reste sur les rebords de l’assiette creuse. J’effectue un geste qui épouse la forme d’une virgule. Ensuite dans un geste de point d’exclamation, je pique une cuisse. La ponctuation du djaffeur – gourmand dans le jargon de mon quartier.
C’est un geste d’orfèvre. Je conclus ces gestes précis de prestidigitateur gourmand en prenant un peu de piment dans la coupelle disposée sur ma droite. Je mâche en faisant circuler le bol alimentaire, c'est-à-dire le mélange foufou-viande-sauce pimentée sur différentes zones de ma langue. Je fais rebondir le bol alimentaire pour titiller le palais. Les cellules du goût se situent même dans la gorge juste à l’entrée de l’œsophage. C’est pour cette raison que je mastique bruyamment. Mes postillons sont projetés à une telle vitesse qu’il se retrouve sur la chaussée mélangés à la poussière et aux postillons des passants bavards et en sueur.
Aristote ou je ne sais quel vieux aurait distingué quelques saveurs : doux, amer, onctueux, salé, aigre, âpre, astringent et acide. Loin des réalités sous mon soleil. Après de nombreuses études pour compléter les postulats d’Aristote, un chimiste, un certain Cohn aurait découvert quatre goûts élémentaires. Le goût fonctionnerait comme la peinture. Tous les goûts ne seraient que des combinaisons à l’infini de quatre goûts primaires. Comme la science ne s’arrête jamais aux limites de mon intelligence de bantou, un japonais, un incertain Ikeda a ajouté un cinquième goût primaire : l’umami.
Mes amis, ces études ne prennent pas en compte les réalités de mon assiette, de la longue cuisson au feu de charbon de Ma’ Eugénie. L’assaisonnement avec des plantes qui ont échappé aux études des botanistes de laboratoires. Chaque semaine, je découvre des nuances de goût. Quand mon nez coule, de la morve chaude et pimentée, que mes tempes battent de plus en plus vite, que mon cœur s’emballe à cause de ce piment indigène. Quand il y a cette conjonction de phénomènes, ma langue crée une saveur inédite. Mon cerveau synthétise les séquences de cette situation et ne retrouve rien dans sa mémoire.
Surtout ne jamais oublier le piment. Le piment garantit la forme extatique du plaisir gustatif.
Laisser un piment entier dans la sauce. Cet arôme qui s’échappe de la marmite est une torture. Beaucoup de maris ont avoué des adultères à leur femmes enceintes à cause de cet arôme. Mon oncle m’a dit que c’est de cette anecdote que viendrait l’expression « passer à table ». Hummm je mange, je malaxe le foufou, je décharne la viande avec toutes mes dents. D’un coup de langue, je cure entre mes dents pour enlever des morceaux de chair filandreux.
Je réintègre ces morceaux au tango du bol alimentaire qui se forme. Je garde le rythme. Ma langue récupère des restes de sauces échouées au dessus de mes lèvres irritées par le piment.
Ça pique ! C’est que c’est bon Dieu des blancs ! C’est violemment bon ! Nom d’un sorcier !
Après la première phase durant laquelle je bois plus que je ne mange, viens la seconde phase. Une fois rassasié à faire sauter les boutons de ma chemise, je mange désormais pour le plaisir. Durant cette pause, j’apprécie la bière locale tiède ou fraîche, peu importe. À cette heure, les glaçons que Ma’ Eugénie met dans son bac en polystyrène pour maintenir les boissons au frais ont fondu. Une primus, une Skol ou une autre canette d’une brasserie locale fait toujours l’affaire.
J’apprécie mes gorgées bruyantes. Je les prends par saccades. La bière glisse au fond de ma gorge. Si le plat me rend compte de l’importance d’avoir une langue, la bière rend ses lettres de noblesse à ma gorge déployée. Elle accueille la bénédiction de douze degrés. Au diable, les menus problèmes de la vie. Je suis dans mon paradis. La vue de Ma’ Eugénie qui me lance un sourire complice me fait plaisir. Elle se rend complice de mon forfait. A cet instant, j’ai tué tous mes problèmes. Homicide volontaire.
« Ma’ Eugénie 2 autres bières s’il te plaît … On va booooooiiiiiiire ! ».
Mais attention je n’ai pas fini de manger.
Seconde phase, je demande un plat de brochettes. Attendez maintenant c’est la diète après un plat bien gras.
La musique qui passe depuis une demi – heure, je ne l’écoute pas. Pour moi, la musique, c’est un bruit de fond pour accompagner ma dégustation. Mais attention c’est indispensable. Et je veux du Odemba (style musical de l’orchestre de Franco). Et je saurais si vous mettez autre chose. C’est tout un rituel une bonne musique Odemba fait partie des éléments constitutifs du goût, de la saveur du plat.
Le rythme est moins enlevé. J’ai moins la tête dans mon plat. Chez Ma’ Eugénie, il y a cinq tables, pas plus. Des fonctionnaires en longues pauses déjeuner, un jeune qui aime les coins des anciens, une femme qui attend un rendez - vous avec son copain taximan qui s’arrêtera pour donner quelques billets de mille francs.
Je ne parle qu’à Ma' Eugénie.
- Ça va les affaires Ma’ ?
- On se débrouille dis donc ! Avec la crise là, même les bikoros sont devenus chers …
- Et toi elle n’est toujours pas revenue ?
- Aka ne me parle pas de cette sorcière du Mayombe ! Qu’elle me rende mon fils c’est tout ...
Ma’ Eugénie me ramène à la réalité. Ma femme est partie un jour rembourser 150 francs parce qu’un chauffeur de bus lui avait fait crédit. Depuis, elle n’est plus jamais revenue. Pendant un mois, j’ai pris tous les bus qui s’arrêtent près de chez moi. J’ai vu des chauffeurs tous plus laids que moi avec des haleines de gibiers pourris.
Aucun n’avait connaissance de ma femme. De ma Léonie. Des maudits ! Depuis, je ne prends ni bus ni taxi. J’avais mon petit travail à la menuiserie. J’y allais à pied. Et devant mes retards incessants, j’ai été viré. Depuis, je passe ma vie entre chez moi et chez Ma' Eugénie. J’ai eu quelques pièces en vendant les bricoles de ma maison. De ma chambrette …
« Léonie pourquoi ? Pourquoi es-tu partie? Notre temps allait arriver. J’allais finir par ouvrir ma menuiserie.
Dans cette ville où il y a autant d’enterrements que de mariages, mes cercueils auraient toujours trouvé preneurs. Je me serai spécialisé dans les cercueils pour enterrer tous ces gens las de la vie comme moi. Qui prétextent un AVC, le SIDA ou une crise cardiaque pour partir. J’aurais aussi fabriqué des portées pour cacher les secrets de tous ces cocus, de ces champions de l’adultère, les voleurs de la républiques, les détraqués du string et du caleçon …
"Pourquoi Léonie ? Pourquoi as-tu sacrifié notre amour sur l'autel de mon indigence passagère ?
C'est quoi dix ans dans une vie?
La misère n'est pas une gangrène ni une sentence irrévocable.
On n'ampute pas un cœur aimant pour cela. Et on peut toujours faire appel de ce que semble décider le destin pour nous. Tant qu'il y a la vie...
Leonie l'amour se fortifie quand l'assiette manque de viande. Quand la sauce ne dialogue qu'avec la boule de foufou.
Je ne comprends pas. Disparaître aussi brutalement. Nous étions pourtant devenus forts. Je venais enfin de retrouver du travail. Ca ne pouvait qu'aller mieux. Mes promesses de pagnes Wax, ton adhésion à une tontine, les ordonnances du petit, tout serait désormais payé en temps et en heure. Tu me hantes.
Je te cherche en vain jusque dans ivresses. Fais - moi un signe...
Je veux revoir notre fils tout sourire. Le fruit de mon amour vitale toi.
Je veux vous prendre dans des bras de père et de mari tous les deux. Je suis épuisé. Tu m'entends? Épuisé !Littéralement sonné par le coup de massue que tu as porté sur ma poisseuse de vie.
Une fois passé l'ébriété le retour à ma réalité sera encore d'une violence. Je chercherai une nouvelle ivresse. Le cœur et la pupille en larmes.
Léonie je te le promets, demain j’arrête de m’empiffrer si tu reviens. Crois-moi je saurai te faire revivre nos années lycée. Nous reprendrons plaisir à flâner dans nos imaginaires sans s'interdire de rêver de nouveau. L'ivresse de l'Amour. Je t’en prie reviens...".
Marien Fauney Ngombe, Écrivain Congolais
Dessin de Bob Kanza